Manifester
Read MoreAu milieu du 19ème siècle, en pleine révolution industrielle, lorsque le mouvement ouvrier s'organise et parvient à inscrire la grève dans le répertoire des formes d'actions légitimes, la manifestation devient son corollaire. Encore aujourd'hui, cette forme de protestation reste largement associée aux classes populaires et aux organisations censées les représenter. Socialistes, communistes et organisations syndicales n'en auront toutefois jamais le monopole puisque dès la fin du 19ème siècle "anti-dreyfusard" et "boulangistes". recourraient déjà à la rue.
Manifestation contre la sélection à l'Université (Paris, 2018)Au cours du 20ème siècle, la manifestation devient le moyen décisif par lequel des groupes affichent leur unité et leurs exigences pour (tenter de) contraindre les arènes institutionnelles à s’ouvrir à la discussion. Cette forme moderne de contestation s’accompagne d’une tendance à la pacification des conflits. Le plus souvent, les manifestants coopèrent avec la police, se rassemblent sur le lieu prévu à l’avance, défilent le long d’un itinéraire négocié et se dispersent pacifiquement quelle que soit l’issue de leur action. De fait, cette institutionnalisation de la manifestation tend à disqualifier et à marginaliser encore plus les insurrections, émeutes ou attroupements qui se caractérisaient par leur rapport d’immédiateté avec leurs causes ou leurs objectifs et se déployaient fréquemment sur le lieu même de l’injustice dénoncée en impliquant souvent la violence.
Manifestation contre la réforme des retraites (Paris, 2010)Les premières images de manifestations montrent des foules qui défilent en tenue du dimanche, soucieuses de montrer à travers la correction des corps et du costume la transparence de leurs intentions et leur honorabilité. A partir des années 1970, manifester devient un acte banal et légitime dans la plupart des milieux sociaux. C'est sans doute un des effets les plus importants de la pacification de la manifestation que d'avoir rendu disponible ce mode de protestation à un ensemble de groupes qui, auparavant, n'auraient pas pu ou pas voulu y recourir.
De gauche à droite : Manifestation de la France insoumise contre le coup d’État social (Paris, 2017) / Marche pour la Justice et la Dignité (Paris, 2017) / Manifestation des cheminots (Paris, 2018)L'impératif de construire le groupe et de démontrer sa force (par la "force du nombre") ne signifie pas pour autant que les groupes sociaux se mélangent dans les manifestations. Leur observation révèle plutôt un espace des manifestants et des manières de manifester. Non seulement chaque mobilisation présente un certain profil de participants et les "convergences" demeurent l'exception, mais surtout, au sein d'une même manifestation, la formation de groupes affinitaires et le respect d'un ordonnancement révèlent souvent des distances sociales entre ces groupes. A l'instar de la formation des couples, l'adage populaire selon lequel "qui se ressemble s'assemble" reste la norme.
Ligne 1: Manifestation de la France insoumise contre le coup d’État social (Paris, 2017) / Mouvement des "Gilets Jaunes" (Paris, 2019)
Ligne 2 : Manifestation pour la défense des retraites (Paris, 2016) / Rassemblement en soutien à François Fillon (Paris, 2017)De la réussite de la manifestation dépend la possibilité de remobiliser le collectif et donc d'amplifier sa visibilité dans le temps. La recherche de parcours, d'actions, de symboles, de figures charismatiques et, plus généralement, d'événements capables de produire une intensité émotionnelle particulière (comme la musique, le chant, la fête) fonctionne comme autant de principes fédérateurs qui permettent d'inscrire la mobilisation dans la mémoire des participants. Sans doute s'agit il ici d"une des conditions pour transformer la manifestation en mouvement social.
Mobilisation des Gilets jaunes, Senlis, 2019 (suite à l'éviction du préfet de l'Oise du péage de Chamant).A travers les corps des manifestants ("l'hexis", les vêtements, les bijoux, le matériel utilisé pour manifester, les slogans, les manières de parler ou de chanter, etc.), les manifestations donnent à voir des usages différents de la contestation mais aussi les écarts entre les "habitus" des groupes sociaux. Derrière son unité apparente et son caractère routinisé, chaque manifestation apparait ainsi comme un "champ de luttes" où chaque groupe défend ses causes, ses emblèmes, ses organisations, ses modes d'actions et, au final, sa conception de la protestation plus ou moins en affinité avec son système de valeurs et son style de vie.
Ligne 1 : Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016)
Ligne 2 : Manifestation des "Foulards rouges" (Paris, 2019) / Rassemblement en soutien à François Fillon (candidat LR) (Paris, 2017)
Ligne 3 : Marche pour la 6ème République (Paris, 2017)A partir de la révolution haussmannienne, les lieux de pouvoir ou ayant une connotation hautement symbolique deviennent fréquemment la cible des rassemblements et le point d’aboutissement des cortèges, dessinant ainsi une géographie symbolique du pouvoir. A Paris, le triangle "Bastille-République-Nation" s’impose progressivement comme l’espace de la souveraineté populaire. Il faudra attendre le mouvement des Gilets jaunes qui renouera parfois avec des formes d'actions de type "émeutières" pour que les "beaux quartiers" et les lieux sanctuarisés de la souveraineté nationale soient de nouveau réinvestis massivement par des manifestants.
Marche pour la justice et la dignité en soutien à Théo, victime de violences policières. (Place de la République, Paris, 2017)La procession religieuse désigne un cortège de fidèles qui, dans l’accomplissement d’un acte rituel et religieux, défilent solennellement d’un lieu à un autre, tout en priant, chantant ou accomplissant d’autres actes de dévotions. Historiquement, il s'agit probablement de la première forme admise de "mouvement de rue". Encore aujourd'hui, la manifestation emprunte ses codes : les postures des corps portent parfois la trace de cette histoire.
Mobilisation des cheminots, Paris, 2018.Traditionnellement, la manifestation est d'abord une célébration dont l'une des fonctions sociales les plus importantes est de souder ses participants. Pour celles et ceux qui manifestent avec leurs organisations, un défilé festif qui parvient à sa destination sans heurts avec la police représente en soit une victoire symbolique : Le temps de la manifestation, des individus atomisés souvent placés en concurrence sur leur lieu de travail se sont transformés en groupe mobilisé, des solidarités se sont affichées, le cours normal de la vie et de la ville s'est arrêté.
Manifestation des cheminots (Paris, 2018)Manifester est aussi un forme de sociabilité qui offre l’opportunité de nouvelles rencontres dont on peut retirer des rétributions symboliques. Parce qu'elle se déroule sur un temps relativement long et surtout parce qu'elle est ponctuée de moments collectifs intenses qui arrachent à la routine de la vie quotidienne, la manifestation permet d'aborder des gens que l’on n’a pas l’occasion de rencontrer habituellement. Elle autorise ainsi à fréquenter le "monde des autres", à réaliser des incursions dans des univers étrangers, et contribue, parfois, à nouer de nouvelles amitiés.
Mobilisation des Gilets jaunes, Paris, 2019.Gestuelle répandue dans les manifestations, le poing levé est initialement un signe paramilitaire qui renvoie à l’histoire des mouvements de gauche révolutionnaires du 20ème siècle. Ce serait en 1924 au sein du Parti communiste allemand que ce symbole ferait pour la première fois son apparition. La culture du combat (du « Kampf ») propre à la République de Weimar favorise le développement d‘organisations paramilitaires comme le « Roter Frontkämpfer-Bund » qui se considérait comme l’embryon d’une future "armée rouge" allemande. Le poing levé avec le bras semi tendu et la paume serrée devient l’emblème de cette organisation et répond alors au salut Nazi des troupes Hitlériennes. Au milieu des années 30, cette gestuelle se popularise sous l’effet notamment du développement de la presse illustrée et du photoreportage. On la retrouve reprise par les Républicains espagnols en lutte contre le Franquisme ainsi que dans les défilés du Front populaire. Le poing levé devient le signe d’appartenance à la gauche anti fasciste. L’association de ce geste à la guerre sera concurrencée ensuite par d’autres usages faisant références à des formes de luttes démilitarisées, à la colère ou à la solidarité : Combat pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis sous l’égide des Black Panthers, combat contre l’apartheid en Afrique du Sud, combat pour la démocratie, le partage des richesses et la dignité à travers différents soulèvements populaires (des "printemps arabes" aux "Gilets jaunes").
De haut en bas : Rassemblement contre les violences policières (affaire Théo, Paris, 2017) / Manifestation contre le coup d’État social (Paris, 2017) / Mouvement des "Gilets jaunes" dans les quartiers populaires parisiens (Paris, 2019)"Faire corps" dans une manifestation est d'abord une façon de construire l'unité symbolique du groupe et d'éprouver la solidarité entre participants. Il s'agit aussi d'une technique de base qui permet d'éviter la confrontation physique, c'est à dire le "corps à corps" entre policiers et manifestants.
Ligne 1: Marche pour la 6ème République (Paris, 2017) / Mouvement des "Gilets jaunes" (Chantilly, 2019)
Ligne 2 : Mouvement des "Gilets jaunes" (Paris, 2018) / Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016)La manifestation est aussi le lieu d’une possible instrumentalisation politique de l’émotion. Parce que les corps sont censés représenter la sincérité de l’engagement, les mises en scène de la colère et du rapport de force ont toutes les chances d’être prises au sérieux.
Mobilisation contre la loi Travail dite "XXL" (Paris, 2017)« Plus de fermeté » et plus de « contacts avec les manifestants », telles sont les grandes lignes de la nouvelle doctrine gouvernementale de maintien de l’ordre. Depuis 1986 et la mort de Malik Oussekine, un maintien de l’ordre « statique » était privilégié. Ce type de dispositif est remis en cause au milieu des années 2000. En plus des brigades de CRS de mieux en mieux armées et protégées, le DAR (Détachement d’action rapide) interviennent directement pour interpeller les manifestants et disperser les attroupements. Avec la militarisation croissante du matériel des forces de l’ordre, ces évolutions vont à l’encontre de la logique de désescalade de la violence qui domine dans la plupart des pays européens. Elles rendent de plus en plus floue la frontière entre opérations de guerre et opérations de maintien de l’ordre et elles font voler en éclats la déontologie qui en principe va de pair (comme, par exemple, le secours que le policier doit porter après un tir de flashball).
De gauche à droite : Manifestation du 1er mai (Paris, 2019) / Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016) / Rassemblement devant l'IGPN (Paris, 2019) / Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016)Inventées par Pierre Bolotte, un ancien préfet de Seine-Saint- Denis, les brigades anti-criminalité (BAC) appliquent dans les manifestations les méthodes qu’ils réservent habituellement aux jeunesses des quartiers populaires. Leur arrivée dans les cortèges, avec les armes dangereuses qu’ils utilisent, participe d’une stratégie qui vise à dissuader de manifester. Non formées aux techniques de maintien de l’ordre et donc à l’encadrement des manifestations, ces unités sont beaucoup plus souvent impliquées dans les violences et les blessures que les brigades de gendarmerie.
Depuis Mars 2019, les agents de la BAC sont appuyés par les brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M) qui évoluent en moto en plein cœur des manifestations. Alors que les "voltigeurs" avait été dissouts par Charles Pasqua, leur retour dans les cortèges suscite inquiétude et incompréhension chez la plupart des manifestants : recrutés pour la journée sur le mode du volontariat, sans formation spécifique, les membres de la BRAV-M ne connaissent généralement pas les collègues de leur unité d'intervention, ce qui crée les conditions des pires dérapages.
Mouvement des "Gilets jaunes" (Beauvais et Paris, 2019)Souvent présentés comme des groupuscules "anarchistes" ou des "casseurs" par les médias dominants, les "Blacks Blocs" désignent davantage une technique de manifestation qu'un groupe organisé et homogène, partageant une idéologie commune. Supposés s'en prendre prioritairement aux "symboles" du capitalisme et aux "forces de l'ordre", ces groupes apparaissent d'abord en Allemagne au début des années 1980 puis dans les manifestations à la fin des années 1990 à l'occasion des sommets transnationaux de l'OMC, du FMI ou du G7. Depuis, on les retrouve en France, de façon sporadique, dans certaines grandes mobilisations nationales contre les effets du néolibéralisme (démantèlement du code du travail et des services publics). Ils se sont aussi formés dans quelques manifestations parisiennes de Gilets jaunes.
Manifestation des cheminots contre l’ouverture du marché ferroviaire à la concurrence dictée par la Commission européenne (Paris, 2018)Pour certains membres du "Black Bloc", la "manifestation Bisounours" aurait fait son temps. La montée des violences policières et l'inflexibilité des gouvernements face aux revendications des mouvements sociaux justifieraient des formes de protestation plus "radicales", renouant avec des pratiques de type "émeutières".
Au delà de l'autisme des gouvernements, la crise de la démocratie représentative et l'effritement des forces syndicales (en particulier, leurs difficultés à proposer des modalités d'actions capables de rassembler ceux qu'ils sont censés représenter) alimentent l'idée que le vandalisme et l'affrontement permettraient de "se faire entendre" (à défaut d'être écouté).
Manifestation contre la sélection à l'Université, Paris, 2018."Au cœur du bloc" : Les participants à un "Bloc" entretiennent des rapports contrastés à la "violence". Leur répertoire d'actions peut être envisagé sur un continuum allant de pratiques pacifiques qui relèvent de la désobéissance civile (comme le "tag politique" censé "conscientiser les esprits") à des tactiques d'affrontement direct avec la police (supposées former des "zones d'autonomie temporaire" et faire basculer la manifestation en "insurrection").
Comptant certes quelques militants chevronnés issus de la nébuleuse de la "gauche radicale", la composition des blocs est relativement spécifique et presque toujours en décalage avec la masse des manifestants : souvent "jeunes", "blancs", urbains, diplômés ou en cours d'études, on retrouve aussi régulièrement dans les rangs de ces "Blocs" des intellectuels précaires déclassés, parfois quelques ouvriers politisés ou encore de simples "badauds" voyant une opportunité pour en découdre avec la police. Sauf exception, les classes populaires les plus précaires et les jeunes racisés issus des quartiers populaires se mélangent peu à ces groupes.
Ligne 1 : Manifestation contre la loi Travail dite "XXL" (Paris, 2017)
Ligne 2: Mouvement des Gilets jaunes (Paris, 2018) / Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016) / Manifestation contre Loi sécurité globale (Paris, 2020)
Ligne 3 : Manifestation des cheminots (Paris, 2018) / Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016)Dans un contexte général marqué par le développement d'un arsenal répressif (physique et symbolique) de plus en plus puissant et sophistiqué, la pratique du "bloc" apparait aussi inefficace que dangereuse. Le plus souvent, les jeux d'affrontement avec la police reviennent à mettre en scène le spectacle de l'impuissance des manifestants : quelques slogans inspirés, des feux de poubelles, quelques vitrines brisées.. Le manque de préparation, de stratégie, d'organisation, et surtout de moyens (matériels et humains) condamnent par avance à l'inefficacité. Ces jeux sont aussi dangereux pour les manifestants pacifiques non préparés à affronter les charges policières. La popularisation de ce mode d'action par les médias aura néanmoins contribué à développer la présence des "street médic" chargés de porter secours aux blessés dans les manifestations.
Mobilisation contre la loi El Khomri, Paris, 2016.Alors que les professionnels du maintien de l'ordre savent très bien fixer le degré de violence des manifestations (grâce aux Renseignements généraux, à des techniques d'infiltration, à la sécurisation ou non des parcours, au type de dispositif policier déployé, etc.), les dégradations matérielles commises dans le cadre d'une mobilisation remplissent plusieurs fonctions : tout en servant d'exutoire à la colère populaire, elles offrent d'abord aux médias et au gouvernement des images spectaculaires qui permettent d'éluder les revendications des manifestants. Aux yeux du public et des forces de l'ordre, elles justifient la mise en place d'un arsenal répressif toujours plus développé qui permet de criminaliser l'ensemble des manifestants et des mouvements sociaux. Surtout, les pratiques qui se veulent "émeutières" permettent presque toujours d'intensifier les divisions entre manifestants, de clairsemer les cortèges et, au final, de canaliser la contestation.
Cette complicité objective entre "Black Bloc", médias en mal d'audimat et techniques de maintien de l'ordre parfois délibérément défaillantes est régulièrement dénoncée par la masse des manifestants, les organisations syndicales et associatives, les policiers.
De gauche à droite: Manifestation contre la loi travail dite "XXL" (Paris, 2017) / Mouvement des "Gilets jaunes" (Paris, 2019) / Mouvement des "Gilets jaunes" (Paris, 2019) / Manifestation contre la loi travail dite "XXL" (Paris, 2017) /En dépit du danger réel que représentent des affrontements avec la police (risques de poursuites judiciaires, mutilations, traumatismes, etc.), la participation à des "Blocs" peut être subjectivement valorisante et générer des rétributions symboliques dans "l'arène militante". Outre la jubilation ludique de mener une action collective dangereuse et illégale, l'immersion dans des scènes de pseudo guérilla permet de faire la démonstration de son courage et de valoriser des attributs associés traditionnellement aux classes populaires (comme la force physique). La répression policière souvent brutale qui accompagne la ritournelle des feux de poubelles renforce en retour la conviction d'un ennemi commun et conforte le manifestant dans l'importance de son combat. Surtout, à l'instar des "blessures de guerre" qui permettent de prouver à ses "camarades" sa bravoure, son courage, etc., les heurs avec la police alimentent la logique sacrificielle de l'engagement révolutionnaire. Dans cette perspective romantique, la répression policière et la construction de martyrs sont censées provoquer un cycle de violences qui devrait conduire à la conscientisation des masses et entraîner la révolution.
En pratique, cette "stratégie" a surtout permis aux gouvernements de mettre en place un maintien de l'ordre fondé sur l'intimidation et la terreur et de justifier sa "judiciarisation" pour dissuader les citoyens de manifester : contrôles d’identité généralisés à l'entrée des manifestations, fouille des sacs et des véhicules, arrestations préventives pour « attroupement illégal "en vue de" » , gardes à vue arbitraires, fichage de masse, etc.
Mouvement des Gilets jaunes, Paris, 2018.Parcours non sécurisés (par omission, négligence ou incompétence), absence de communication avec les manifestants, ordres contradictoires, politique de la terre brûlée décidée au niveau du préfet et de la salle de commandement... Pour le « Pinot simple flic » envoyé en première ligne pour encadrer les manifestations, la stratégie du maintien de l’ordre est souvent perçue comme inefficace et dangereuse. Le désarroi des policiers est parfois d'autant plus fort que le refus d'obéir aux ordres est considéré comme "un manque de loyauté envers ses supérieurs" qui est passible de plusieurs sanctions disciplinaires (blâme, mise à pieds, retenue sur salaire, mutation voire exclusion). La désobéissance tend aussi à l'exposer à la stigmatisation de ses collègues et à des formes de marginalisation qui peuvent ensuite le mettre en danger au cours de certaines interventions.
Cet esprit de corps et ces règles internes à l'institution policière remplissent les mêmes fonctions que les techniques managériales appliquées à la gestion du personnel dans les entreprises : museler les policiers pour mieux les contrôler.
Manifestation contre la Loi El Khomri, Paris, 2016.Devenues banales dans les grands rassemblements, les grenades de gaz lacrymogènes contiennent des composants qui peuvent s'avérer mortels lorsqu'elles sont utilisées en vase clos. Avec la généralisation du recours à des armes dites "non létales" parfois classées "armes de guerre" (grenades de désencerclement type GLI-F4, certains modèles de "lanceur de balle de défense"), le policier sort désormais de sa fonction traditionnelle d'interpellation. En pratique, son travail se substitue de plus en plus souvent à la justice puisque son intervention s'accompagne fréquemment d'une sanction qui met en péril l'intégrité physique et morale des manifestants. En somme, une sorte de "double peine", face à laquelle il est aujourd'hui quasi impossible d'obtenir réparation.
Rassemblement contre les violences policières, Paris, 2018.Depuis la longue mobilisation contre le démantèlement du code du travail en France, les lunettes de protection, les masques anti-gaz, le sérum physiologique, etc. font désormais partie du kit de base pour se protéger et terminer sans encombre une grande manifestation. L'utilisation de ce matériel a conduit plus d'un manifestant en garde à vue, au motif que ces objets relevaient d'armes défensives. En outre, en mars 2020 la loi dite "anti-casseur" fait de la "dissimulation intégrale ou partiel du visage" un délit. La peine encourue est de 1 an de prison et 15000 euros d'amende. Les fouilles aux abords des manifestations et la visite des véhicules sont aussi inscrites dans la loi. A côté d'autres mesures répressives, ces dispositifs permettent de restreindre les libertés de circulation et manifestation.
Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016)Parmi les personnages et les modes d'actions possibles pour prévenir ou apaiser les tensions entre forces de l'ordre et manifestants, les clowns sont devenus une figure récurrente des manifestations. Protégés symboliquement par leur nez rouge et leurs déguisements, les plus téméraires d'entre eux se placent parfois en première ligne pour tenter de perturber la mobilité des policiers. Ils remplissent dans les cortèges une fonction analogue aux musiciens, sorte de troubadours modernes des manifestations, ou encore aux nombreux poètes et poétesses des rues qui mobilisent l'humour et la dérision pour créer une ambiance festive.
De haut en bas : Mobilisation contre la loi El Khomri (Paris, 2016) / Manifestation du 1er mai (Paris, 2018)A côté du traditionnel "service d'ordre" des syndicats, la mise en avant des plus vulnérables est une des techniques classiques pour protéger les cortèges et garantir la tenue de la manifestation. Déjà au 19ème siècle, les mouvements ouvriers plaçaient les femmes et les enfants en début de manifestation pour déjouer les risques de violences policières ou d'infiltrations. D'autres techniques souvent d'origine nord américaines comme le sit-in sont venues enrichir ces stratégies pour protester pacifiquement.
Mouvement des "Gilets jaunes", marche contre les mutilés et les victimes des violences policières (Paris, 2019)Comme le déguisement ou le travestissement dans la tradition du carnaval qui permet de renverser virtuellement les hiérarchies symboliques, les mises en scène des manifestants s'inscrivent souvent dans un jeu mobilisant des symboles et des références qui font partie du sens commun. Ces messages s'adressent aux autres manifestants, au public de la manifestation et de plus en plus souvent aux journalistes et photographes implicitement transformés en messager des personnes mobilisées.
Manifestation du 1er mai (Paris, 2018)Parce que les mécanismes du champ journalistique conduisent les médias dominants à privilégier les images spectaculaires, les tentatives de fraternisation et les messages de solidarité des manifestants à l’attention des forces de maintien de l’ordre sont presque toujours passés sous silence. Durant le mouvement des Gilets jaunes (un mouvement social populaire, largement décentralisé) les défilés des manifestants prenaient souvent un tour convivial et familial.
Dans l'Oise, où les réseaux d’interconnaissances sont plus resserrés et où le gendarme incarne encore pour beaucoup l’image du service public, les relations sont globalement moins tendues que dans les manifestations des grandes villes. Malgré les méthodes pour empêcher les policiers de fraterniser avec les manifestants (interdiction stricte de discuter, mobilité forcée aux quatre coins du pays pour ne pas avoir à réprimer son voisin, etc.), certains multiplient les tentatives de dialogue.
Mouvement des "Gilets jaunes" (Compiègne, 2019)Le développement de la surveillance et du renseignement forment un autre volet de la politique du maintien de l'ordre en France. Sous le mandat d'E. Macron, plusieurs mesures vaudront à la France d'être rappelée à l'ordre par son défenseur des droits, des ONG, le Conseil des droits de l'homme de l'ONU et même la commission Européenne. Le dernier projet de loi en date (la loi dite "Sécurité Globale") prévoit notamment la légalisation de l'usage des drones pour surveiller les manifestants, l'expérimentation de techniques de reconnaissance faciale, l'adaptation du cadre juridique des caméras mobiles dont sont dotés policiers et gendarmes, la généralisation de la vidéo surveillance dans les hall d'immeubles. Alors que dans les grandes villes l'espace public est déjà saturé de caméras, l'enjeu n'est évidemment pas seulement de lutter contre l'insécurité et de rendre plus efficace le travail des policiers : outre les enjeux économiques que représente le développement du marché de la surveillance technologique, cette loi marque le basculement vers une société de surveillance généralisée. Elle est symptomatique de la dérive autoritaire des démocraties libérales pour canaliser les effets sociaux des politiques économiques qu'elles mettent en œuvre.
Mouvement des Gilets jaunes, Place de la Bastille, Paris, 2019.Alors que la surveillance des citoyens par la police s'étend toujours davantage, celle des "forces de l'ordre" par les citoyens tend à être de plus en plus contrôlée et criminalisée. Longtemps réclamée par les principaux syndicats de policiers, l'interdiction de prendre des images de police en intervention fait progressivement son chemin en France. L'article 24 du projet de loi "Sécurité Globale" expose à 1 an d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende la diffusion de l'image d'un policier « dans le but de porter atteinte » à son « intégrité physique ou psychique ».
Sur le terrain, cette peine invite les reporters et surtout les citoyens lambdas à réfléchir à deux fois avant de filmer les interventions de la Police. Elle remet en cause une liberté démocratique fondamentale qui a joué un rôle décisif dans la visibilité des violences policières et, plus généralement, dans la défense des droits civiques.
Mobilisation contre la Loi El Khomri, Paris, 2016.Chronologie : Le 5 décembre 2020, les manifestations contre la loi "Sécurité Globale" réunissent des milliers de personnes dans plusieurs villes de France. Alors que le pays est partiellement confiné, elles parviennent souvent à associer syndicats, Gilets jaunes, collectifs et associations contre les violences policières et bien sûr de nombreux citoyens venus protester contre le caractère liberticide de cette loi. A Paris, la manifestation est stoppée au bout de 200 mètres puis dispersée. Le choix du parcours et du dispositif policier donne lieu aux habituelles infiltrations, à la ritournelle de poubelles brûlées, et à quelques affrontements superficiels avec la police. La semaine suivante, la coordination contre la loi sécurité Globale refuse de lancer un appel à manifester à Paris, faute notamment de pouvoir fournir un service d'ordre pour protéger les manifestants. De nombreux citoyens sont interpellés et envoyés en garde à vue de façon arbitraire. Le 19 décembre la protestation dans la rue contre la Loi "Sécurité Globale" semble définitivement enterrée.
Manifestation contre loi "Sécurité Globale", Paris 2020.