Visages de femmes Gilets jaunes
Read MoreDevenue populaire suite à plusieurs vidéos amateurs diffusées sur les réseaux sociaux, cette dame gilet jaune a pu accéder à une forme de notoriété grâce à son accent titi parisien, ses expressions surannées et sa verve poétique.
Les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans l'organisation et le fonctionnement du mouvement. Pour les classes populaires ces réseaux ont aussi permis d'accéder à une forme de parole publique leur permettant de défendre leur vision du mouvement. D'après un rapport du CSA de 2017, 60% des personnes qui apparaissent dans les émissions d'informations appartiennent aux 9% d'actifs les plus diplômés.Une gilet jaune apporte les croissants le matin du 17 décembre 2018. Il s'agit du premier jour du filtrage du Marché de Rungis. Avec certains camarades, elle contribuera a expulser de l'opération un représentant des VTC invité régulièrement sur de nombreux plateaux TV pour parler au nom des gilets jaunes. Ce dernier était connu pour ses prises de position d'extrême droite.
Ouvrière en intérim, Sassia vit aujourd’hui dans un petit studio soigneusement aménagé pour sa fille de trois ans. Séparée depuis quelques mois et refusant de recevoir une pension de la part de son ex compagnon, ses moyens sont très modestes. Selon que l’usine l’appelle pour une mission, son revenu oscille autour du seuil de pauvreté. Parfois au-dessus, généralement en dessous, malgré le petit complément de Pôle emploi ou de la CAF souvent compliqué à obtenir. Sa mère (sans emploi) et une amie (ancienne assistante marketing aujourd'hui au RSA) habitent à côté, ce qui leur permet de s'entraider lorsque les fins de mois sont trop difficiles. Préalablement politisée par sa mère, une ancienne militante au DAL, Sassia et sa famille militent aujourd'hui à la France insoumise. Sur le camp, en manifestation, au marché, elle est toujours prête à argumenter, débattre, en particulier lorsqu’il s’agit d’injustices et de racisme. Elle écoute attentivement mais ne lâche rien. Jamais. Son engagement avec les gilets jaunes recouvre un combat global : « Si je me suis engagée, c'est contre cette injustice incroyable qui fait qu'une poignée d'hommes possèdent la moitié des richesses de la planète alors que d'autres crèvent la faim en France ou ailleurs. C'est aussi pour les petits vieux qui fouillent dans les poubelles.(...) J'attends qu'on les traite correctement, décemment, dans les maisons de retraites et qu'on paye mieux les infirmières. J'attends aussi plus de tranches d'impôts pour régler l'injustice fiscale. J'attends l'effacement de la dette de l'Europe et la transition écologique obligatoire pour tous les pays. Je veux un autre système d'élections pour que le peuple récupère la parole et que le RIC soit instauré. Si je suis gilet jaune, c'est pour que ça change, pour mon pays, pour le principe. Parce que c'est intolérable qu'un type pour qui j'ai voté pour faire barrage à la Le Pen me crache à la gueule de cette manière, m'insulte et se moque de moi. Si je suis gilet jaune, c'est parce que j’attends un monde meilleur pour ma fille et qu'il n'y a plus à attendre ! »
Sandrina (ancienne responsable marketing aujourd'hui au RSA) et Régis (chauffeur livreur) déchargent des palettes récupérées à son travail. Alors qu’une vague de froid est prévue pour la fin de la semaine, elles alimenteront le brasero du camp de Chevrières : une nécessité pour maintenir ouvert ce lieu d’accueil, de réunions et d’informations.
Valérie (bénévole à la SPA) discute avec Réné (retraité) en préparant les thermos de café pour les visiteurs de passage. Au Bois de Lihus, l'espace de vie est chaque jour un peu plus agréable grâce à de petites améliorations matérielles et esthétiques. Celles-ci contribuent à la chaleur du lieu et, plus fondamentalement, à la reconstruction de sociabilités dans des zones géographiques où elles se sont en partie délitées du fait des transformations économiques (réduction du nombre de cafés, des petits commerces de proximité, des fêtes de village, etc.)
Muriel surnommée "Domu" fait partie des femmes retraitées qui occupent une place centrale dans l'organisation et le fonctionnement du camp. Il s'agit d'une ancienne secrétaire de direction qui parle trois langues. Pour elle et son mari, c'est l'augmentation du nombre de personnes ayant recours aux Resto du cœur qui les a mobilisés en faveur des gilets Jaunes. Plus souvent engagés dans la vie associative, ces retraités servent de "passeur" ou d'intermédiaire entre des personnes de milieux différents : « (Ici) on se croirait sur la place du village. Je ne connaissais pas ces gens avant de venir, ce qui me frappe le plus c’est cette solidarité entre nous. Avec internet, les réseaux sociaux, on ne connaît plus ses voisins, on ne sort plus de chez nous. Ici, on se rencontre (…) et chacun vient avec ses idées. ».
Anne en réunion au camp de Chevrières, le 16 janvier 2019. Ce soir, la cabane de fortune construite sur le rond-point est pleine à craquer. Moment de discussion et de prises de décisions collectives, les réunions hebdomadaires sont d'abord un espace de repolitisation accélérée des classes populaires, en particulier pour les personnes exclues ou auto exclues du jeu politique institutionnel. Ces comités populaires entendent fonctionner comme des endroits où la parole se libère, où on ose s’exprimer, s’entraîner, s’entraider. Une façon parmi d'autres de "redonner le pouvoir au peuple" et de structurer le mouvement.
Anne-Marie, 61 ans, se définit comme une « veuve très en colère ». Mère de trois enfants, elle est employée d’abord à l'usine trois jours par semaines pendant plusieurs années avant de pouvoir reprendre un travail à temps plein au self de l'autoroute lorsque ses filles atteignent l’âge de se garder. Suite au décès de son mari et à son licenciement pour des problèmes de santé qui se sont aggravés, Anne-Marie est contrainte de vendre sa maison et de se reloger en appartement dans la la banlieue de Compiègne. Avec la pension de réversion de son mari et sa petite allocation handicapée, elle touche en moyenne 1200 euros par mois, « à peine de quoi subvenir aux charges de copropriété » : « Aujourd'hui, avec mes vis dans le pied et mon hernie discale, j’ai été déclarée inapte à tous les postes donc il m’est impossible de travailler. Mon mari était routier, donc ça allait, mais il est décédé en 2014 suite à un cancer. C’est moi qui ai un peu forcé pour le faire arrêter. J’ai dit « attends, à 55 ans avec tout ce que tu as fait, faut qu’on profite un peu aussi ». Faut voir que les routiers à l’époque, c’était pas les routiers de maintenant. Il ne voyait pas sa famille. Moi, je l’ai vu rentrer complètement claqué et puis s’endormir comme ça. Alors du coup, il a arrêté. Tu parles… il a arrêté et, un an après, il avait le cancer. On n’a pas pu profiter longtemps. (...) Là, je commence seulement à sortir ma tête de l’eau. C'est difficile depuis son décès, nous étions mariés depuis 1977… Il y a pire que moi, j’ai quand même un appartement, au moins je paye pas de loyer mais tu vois un peu si les gosses ils devaient payer pour moi, j’en serai malade. Ça c’est même pas envisageable. (…) Ce qui m'a fait être gilet jaune, en premier, c'est pour mes filles, et mes petits enfants plus tard, et pour moi car je suis déjà taxé sur la pension réversion et l’Etat parle de reprendre encore 25% en plus. Mon mari a travaillé parfois 15 h par jour pour que nous soyons à l’abri, pour que nous ayons une maison, pour que nos filles puissent faire des études et avoir un bon métier. Pour moi, c'est le voler que de vouloir encore plus ! »
De gauche à droite, Sabrina, Jessica et sa mère Dominique. Souvent soulignée par les commentateurs, la place des femmes apparaît très importante dans le mouvement Gilets jaunes. Par leur éducation, leur rôle dans la famille ou encore leur métier, elles sont disposées à neutraliser les tensions, à faire "tenir" le collectif et donc à pourvoir à son bon fonctionnement sur plan organisationnel. Souvent auxiliaires de vie, assistantes maternelles, puéricultrices, infirmières dans des maisons de retraites, etc. elles représentent aussi une puissance insoupçonnée dans les luttes sociales à venir. Bien que leur groupe soit éclaté et qu'il n'existe pas, pour le moment, de travail syndical visant à unifier leurs intérêts, ces travailleuses de milieu populaire ont de multiples points communs. Souvent précaires dans leurs conditions d'existence, elles exercent dans le secteur du "care" ou de l'aide à la personne, c'est à dire un secteur touché de plein fouet par les politiques néolibérales et qui résisterait très mal à un mouvement de grève massif.
La place centrale du référendum d'initiative citoyenne (RIC) dans les revendications des gilets jaunes s'explique notamment par leur exclusion de la représentation politique et leur déception à l’égard d'un système reposant sur la délégation de pouvoir. En 2017, seulement 4,6 % des députés sont employés, aucun n’est ouvrier, alors que ces catégories représentent la moitié de la population active, selon l’Institut Diderot. Et bien que la place des femmes ait nettement progressé en 50 ans, la parité est encore loin d' être atteinte à l'Assemblée nationale et au Sénat.
Sit-tin pacifique sur l’hippodrome de Chantilly avant l'évacuation de par la police, le 12 janvier 2019. En investissant des lieux de « passage », en organisant des opérations de filtrage ou de péages gratuits, en manifestant devant des centres commerciaux, le mouvement des Gilets jaunes a aussi contribué à renouveler le répertoire d'actions collectives et à toucher un public plus large que celui des cercles militants traditionnels.
Virginie, 33 ans, est secrétaire comptable. Ses deux parents sont ouvriers aujourd'hui à la retraite. Selon ses termes, ils "se sont saignés pour accéder à la propriété". Bien qu’elle ait arrêté l’école à 18 ans, elle suit aujourd’hui une formation pour obtenir le niveau baccalauréat et, surtout, "davantage de reconnaissance". A gauche politiquement, seule avec deux enfants, elle s’est engagée avec les gilets jaunes contre le recul des services publics et les difficultés que cette situation entraine pour les mères célibataires : "J’ai rejoint le mouvement une semaine après le début. On dit les taxes et tout mais non, il n’y a pas que ça ! Là, je suis une formation à Compiègne et elle va fermer. Y a pleins de choses qui ne vont pas ! On veut bosser, on fait des formations pour ça et derrières y a quoi ? Rien… (…) Quand tu es une femme seule avec des enfants, rien n’est fait pour que tu puisses travailler et vivre dignement. Il n’y a plus de structures publiques pour aider ces femmes et leur permettre de travailler. Concrètement, dans mon coin, il n’y a rien pour les ados, les centres de vacances sont trop chers et il n’y a plus de structures localement. (…) A l’école de ma fille, c’est pareil, il n’y a que deux maitresses. Du coup, ma fille est scolarisée dans une classe multi niveaux qui la prive des apprentissages et des activités d’éveil adaptés à son âge."
Élodie rejoint les Gilets jaunes pour le réveillon du jour de l’an. Trente cinq ans, d’origine polonaise, elle a arrêté ses études à 18 ans dans la foulée de l’obtention d’un bac pro. Après avoir été successivement fleuriste, assistante maternelle, secrétaire, agent de contrôle qualité dans l’automobile, elle est aujourd’hui responsable adjointe des stocks dans une entreprise de transport logistique. Séparée, elle élève seule ses trois enfants ainsi que sa nièce de 16 ans dans un HLM de la région. Sa vie est rythmée par ses enfants : « Levée à 5 heures pour gérer ma maison et couchée après 23 heures une fois tout préparé pour le lendemain et ainsi de suite ». Du mouvement des Gilets jaunes, elle attend une vie meilleure pour elle et surtout pour sa famille : « Ce combat, c’est surtout pour mes enfants, je ne leur souhaite pas ma vie à calculer au centime près. […] Si on peut gagner 3 euros par-ci par-là en économisant sur la TVA en général, le gaz, l’électricité, l’eau, la nourriture, la taxe carbone sur les voitures, c’est toujours ça pour se faire plaisir ou faire plaisir à nos enfants. » L'accent mis sur la "famille" dans les discours des gilets jaunes tend à souder le groupe. Il renvoie aussi à la place centrale qu'elle occupe en milieu populaire et notamment à sa fonction de "revalorisation symbolique". Avoir des sources d'épanouissement en dehors du cercle familial demanderait du temps disponible, de l'argent, et plus généralement des dispositions en affinité avec l'offre locale de loisir - lorsque celle-ci existe encore.
Stéphanie, conseillère client dans une grande société, travaille sur une amplitude horaire de 9 à 21 heures du lundi au samedi. Elle gagne le Smic. En instance de divorce, elle va devoir gérer seule le quotidien et les dépenses avec ses trois enfants. Ces derniers sont venus avec elle sur le rond point pour le réveillon. En entretien, elle me confie qu'ils la supplient de ne pas aller vivre en appartement. Ils ne veulent pas perdre le jardin dans lequel ils peuvent s'amuser. Le soir du 31, Stéphanie distribue des bracelets fluorescents pour plaire aux marmots. Bientôt, tout le monde dispose du sien : une belle intention, une façon aussi de se reconnaître et de se soutenir entre Gilets jaunes.
Fille d'un maçon portugais à son compte, Corinne a grandi et vécu dans l’Oise. Collégienne « un peu rebelle », elle est envoyée quatre ans en pension dans une maison familiale et rurale où elle obtient un CAP d’agent polyvalent en collectivité territoriale. Sans intérêt pour elle et surtout sans débouché, cette formation s'avère une impasse. Elle apprend ensuite le métier de rempailleuse au sein d’une petite entreprise où elle travaille six ans, puis travaille pendant 13 ans comme chef de ligne au sein d’une usine avant de reprendre le poste d’ouvrière en interim, moins stressant et « plus intéressant » financièrement. Son père et son second compagnon étant dans le secteur du bâtiment, elle parvient à acheter un terrain sur lequel elle fait bâtir une maison qui l'aide à compléter ses petits revenus. Grâce à ce bien, elle se considère aujourd'hui comme une « ouvrière moyenne » comparée aux autres « qui galèrent vraiment ». Mère de trois enfants enfants issus de deux unions différentes, sa vie sentimentale fut tourmentée en raison de violences conjugales. Même si elle apparait peu assurée dans ses orientations, Corinne a toujours voté Front National : «je ne suis pas très politique, je sais juste que quand Marine elle parle je comprends tout. Les autres ça me semble beaucoup de l’enfumage et du blabla. Après je sais très bien que je peux me tromper... Mais ça me parle Marine. Elle est avocate, elle côtoie plus les gens tout ça. C’est bien d’aider les gens qui sont dans le besoin, mais c’est nous le peuple qui payons. Je suis pour les aides, parce que ça peut tous nous arriver, mais en France c’est les taxes qui font qu’on est dans la merde. Il y en a de plus en plus alors que le Smic, lui, il stagne. » Corinne est engagée auprès des gilets jaunes depuis le 17 novembre. Elle est montée à Paris seule pour la première manifestation où elle a rencontré dans le train d’autres gilets jaunes de sa région qui l’on invitée à les rejoindre sur un rond-point. Active mais réservée, elle préfère « laisser la place à ceux qui savent bien parler ».
"Deux visages, deux vies". Le 9 février 2019 à Compiègne pendant l'Acte 13.
Le mouvement des gilets jaunes a aussi replacé la question sociale au cœur du jeu politique. Les manifestations dans les beaux quartiers parisiens, le nombre de revendications autour des SDF, la répartition des richesses ou les inégalités sociales ont contribué aussi à fédérer le mouvement et les classes populaires en particulier.Le soulèvement des Gilets jaunes est probablement le mouvement social le plus réprimé en France depuis, au moins, la guerre d'Algérie. D'après le journaliste David Dufresne : on compte au 26 janvier 337 signalements de violences policières, 1 décès, 4 mains arrachées, 159 blessures à la tête et 18 éborgnées. Les chiffres officiels de la Police ne donnent pas une meilleure image de la gestion politique de cette révolte : 1 900 blessés, 7 000 interpellations, 1 000 condamnations, 243 signalements déposés à l'IGPN, 101 enquêtes de l'IGPN. Les femmes en particulier sont souvent à l'origine de tentatives de fraternisation.
Assa Traore du "collectif Adama" le 2 février 2019 à Paris pendant la marche blanche des "Gueules cassées". Cette manifestation des Gilets jaunes en hommage aux blessés et mutilés victimes des violences policières agrège notamment une partie de la population des quartiers populaires. Selon Assa : "Aujourd'hui, ce que les gilets jaunes revendiquent ça nous touche aussi parce que dans les quartiers populaires, les gens ne vivent pas, ils survivent. On a vu aussi toute cette violence policière et donc on est là aussi pour la dénoncer et dire que chez nous aussi, ça se passe depuis longtemps. Ce mouvement appartient aussi aux quartiers populaires."