Mobilisation contre la réforme du Lycée et la sélection à l'Université
Paris, 2018
Les réformes du lycée, du baccalauréat et de l’entrée à l’université, contre lesquelles s’amorce une contestation au début du mois de février 2018, partagent à la fois une même méthode et les mêmes présupposés. Elles auront aussi, on peut en faire le pari, des effets analogues en termes d’accroissement des inégalités sociales et territoriales.
Élaborées dans la précipitation, sans concertation avec les familles et les professionnels concernés, et sans presque aucune consultation des travaux scientifiques existants, ces réformes révèlent d’abord l’autoritarisme managérial du gouvernement Macron : A l’instar du recours aux ordonnances au moment de la réforme du code du travail ou concernant le statut de la SNCF, Il s’agit pour le gouvernement d’agir vite, de façon spectaculaire, en court-circuitant autant que possible les négociations collectives afin de suggérer aux média ou à « l’opinion » le dynamisme et l’efficacité de son action politique.
Les problèmes posés par ces trois réformes sont pourtant nombreux. La réforme du lycée qui consiste principalement à remplacer les filières générales (S, ES, L) par un tronc commun de 16 h hebdomadaire auquel s’ajoutera le « choix » de 3 spécialités sur une liste de 8 spécialités entend individualiser les parcours des élèves et les spécialiser de façon plus précoce. Si la construction d’un parcours « à la carte » adapté aux « goûts » ou plutôt aux « compétences » de chaque lycéen peut sembler une bonne idée, elle risque pourtant en pratique de créer d’importantes disparités entre les établissements et les élèves. Les ressources humaines et financières des lycées étant déjà très inégales, il est illusoire de penser que l’ensemble d’entre eux pourront proposer l’intégralité des spécialités. Cette différenciation croissante de l'offre aura mécaniquement pour effet de multiplier les stratégies de contournement de la carte scolaire de la part des familles les mieux informées, et donc d’accroître encore un peu plus la ségrégation sociale et ethnique des établissements. En outre, en spécialisant encore plus tôt les élèves, en complexifiant la hiérarchie des options, et en fragmentant les contenus enseignés au détriment de la cohérence des filières actuelles, cette réforme risque fort de réduire la maitrise des savoirs et de sceller plus précocement encore le destin scolaire et professionnel des élèves.
Cette réforme remet aussi en cause indirectement la valeur nationale du diplôme, à l’instar de celle du baccalauréat dont l’objet est de prendre en compte une part de contrôle continu dans l’examen terminal. Là aussi, bien que l’idée semble en apparence intéressante (puisque l’égalité de traitement devant l’examen national est une pure fiction), cette réforme fait l’impasse sur le fait que le contrôle continu relève davantage d’un « contrat » entre enseignants et enseignés, et qu’il n’est pas du tout le même en ZEP et dans les lycées bourgeois.
Quant à la loi ORE (pour « orientation et réussite des étudiants ») et à son outil (la plateforme « Parcoursup ») qui se présente comme un dispositif purement technique supposé résoudre les imperfections de l’ancien logiciel d’admission des bacheliers, ils introduisent la possibilité d'une sélection généralisée des étudiants à l’entrée de l’enseignement supérieur. Le fonctionnement de "Parcoursup" enjoint en effet aux universités de définir un certain nombre d’« attendus » à partir desquels les futurs bacheliers seront classés. Les universités et UFR ont ainsi aujourd’hui carte blanche pour sélectionner leurs publics selon le type de bac, son lieu d'obtention, etc. mais aussi à partir de critères encore plus arbitraires sur le plan économique et culturel comme les expériences associatives, les voyages à l’étranger, la qualité de leur lettre de motivations, etc. Avec la disparition de la hiérarchie des vœux formulés par les lycéens sur la nouvelle plateforme, tout porte à croire que les universités vont recourir à des « algorithmes maison » qui renforceront l’opacité du classement des dossiers et les difficultés de recours pour les familles. Enfin et parce que les sénateurs ont cru bon d’ajouter dans la loi l’obligation de lier les capacités d’accueil des UFR en première année aux taux d’insertion professionnelle des formations, tout semble en place pour multiplier le nombre d’écoles privées et accélérer la rationalisation de l’ offre de formations universitaires.
Que ces trois réformes ne s’attaquent pas aux mécanismes de reproduction sociale n’a rien d'étonnant de la part d’un gouvernement libéral profondément étranger à la condition sociale des personnes ne faisant pas partie des classes privilégiées. Mais il ne faut pas négliger pour autant le projet général dans lequel ces reformes s’inscrivent et notamment leur fonction dans la perpétuation et la naturalisation d’un ordre économique. En effet, en sélectionnant les publics, en individualisant les parcours, en fragmentant les savoirs, en envisageant l’école comme un système de production de « compétences » plutôt que comme une institution culturelle au service d’objectifs et de valeurs communes, ces politiques ne font pas seulement du système éducatif un système encore plus inégalitaire. Elles tendent aussi à détruire une civilisation fondée sur le service public et l’intérêt général au profit d’une société de marché reposant sur un « homme nouveau » censé se penser comme un entrepreneur de lui-même.
La programmation intellectuelle de cet « homme nouveau » que l’on voudrait donc voir optimiser son « capital de compétences », affuter son « sens du placement », se construire dès le plus jeune âge une « carrière » en se dirigeant vers les formations les plus « rentables » ou les plus « prestigieuses » selon une logique « coût/ avantages », etc. est à la fois illusoire et dangereuse. Si elle correspond à la vision du monde et au rapport au monde des classes dominantes et en particulier des « hommes de marché », façonnés par et pour le marché, elle néglige de fait le type de relations sociales et le type de société auxquels peuvent aspirer d’autres groupes sociaux. Surtout, elle ignore les puissantes frustrations que génère un tel système de mise en concurrence généralisée, en particulier pour celles et ceux qui, tout en ayant concédé aux sacrifices impliqués par ces règles du jeu, auront tôt fait de réaliser que ce jeu n’était pas fait pour eux.
Reste que cet « habitus entrepreneurial » et cet « esprit de marché », que l'on retrouve inculqués notamment dans les filières élitistes de l'enseignement supérieur et dans les attendus actuels du champ de la recherche, ont déjà largement colonisé certaines fractions du corps enseignants des universités. Ajoutés à la dégradation des conditions de travail, au sentiment de déclassement de certains universitaires face à la massification scolaire, et à l'élitisme structurel de l'institution, ces phénomènes permettent de comprendre pourquoi le mouvement est porté principalement par les étudiants de lettres et sciences humaines et quelques organisations comme l’ASES. Aux enseignants et chercheurs démobilisés, désenchantés ou encore cyniques, on rappellera donc que l'Université s'est aussi construite sur des idéaux humanistes et émancipateurs : celui de pouvoir se cultiver et se former librement indépendamment de ses origines ethniques, de classe ou de sexe ; celui de donner à chacun la possibilité d'opérer un retour réflexif sur soi même et de prendre le temps de trouver la place où il se sentira le plus utile dans le monde social ; celui de contribuer à un monde plus solidaire et plus vivable que la compétition de tous contre tous. En somme, celui de rendre les choses possibles, même les plus improbables.