Centre de Formation de l’Essonne, Grigny, le 3 février 2023
Simple bout de papier pour les gens "bien nés" qui ont le privilège d’accéder aux études longues depuis plusieurs générations, le diplôme, aussi modeste soit-il, n’en conserve pas moins un certain pouvoir pour celles et ceux qui ont été exclus de manière précoce du système scolaire. Source de fierté, de réassurance et d’espoir, en particulier lorsque son obtention n’avait apriori rien d’évident, il reste par excellence l’arme des faibles : celle qui permet de se projeter et d'envisager un avenir meilleur pour soi et sa famille ; celle qui autorise aussi parfois à relever la tête dans les rapports de domination quotidiens.
Pour ces raisons, la remise du diplôme d’Accompagnant Éducatif et Social (AES) n’avait rien d’un événement banal ce vendredi 3 février au Centre de Formation de l'Essonne. Au cœur du quartier de la Grande Borne, dans l'une des communes les plus pauvres de France, le petit hall du CFE s’est transformé pendant une heure en salle de cérémonie. L’émotion est d’autant plus palpable que la mise en scène se réduit au strict nécessaire. Ici, nul amphithéâtre fastueux pour accueillir sous le feu des projecteurs les nouveaux lauréats. Nuls robes et chapeaux académiques pour recréer le prestige des facultés du Moyen-âge que singent aujourd’hui les services de communications des business school. De simples chaises empilées dans les salles de cours ont été rassemblées au cœur de l’établissement par des formateurs et des formatrices dévoués. Avec les moyens du bord, la responsable de formation a redoublé d’ingéniosité pour confectionner un buffet du plus bel effet. Pour les organisateurs, l’enjeu de cette remise des diplômes n’est pas tant de célébrer l’institution en usant d’artifices grossiers. Elle vise d’abord à féliciter et surtout à remercier les lauréats pour leur ténacité face aux épreuves qu’ils ont dû surmonter.
Les femmes et les hommes présents ce vendredi viennent parfois de très loin pour récupérer leur précieux parchemin. Certains se sont déplacés avec leur conjoint ou leurs enfants, chargés d’immortaliser l’événement. D’autres sont venus entre amis et ont dû arracher à leur employeur la permission d’arriver à l’heure. Face au public, les témoignages des lauréats reviennent fréquemment sur leurs parcours, en particulier sur les difficultés rencontrées pour concilier les impératifs familiaux, les horaires de travail impossibles et les exigences scolaires imposées par la reprise d’étude. Certains remercient Dieu de leur avoir donné la force d’aller au bout, d’autres mettent l’accent sur le soutien décisif des assistantes pédagogiques et des responsables de formation. Intimidées à l’idée de prendre la parole en public, des lauréates se laissent envahir par l’émotion : seules quelques larmes parviennent à sortir. Le langage du corps se charge d’exprimer leur fierté d’être enfin titulaire d’un diplôme d’État.
De fait, pour la plupart de ces étudiants, le petit centre de formation a fonctionné comme « une école de la dernière chance ». Dans un système scolaire à la fois massifié et sélectif, où l'héritage culturel continue de jouer un rôle prépondérant dans la reproduction des inégalités sociales, l'obtention de ce diplôme représente a minima une réparation symbolique qui permet d'effacer les stigmates d'une scolarité défaillante. Le titre confère aussi une sécurité minimale contre la brutalité du marché du travail à l’égard des moins diplômés, mais aussi, et surtout, une forme de reconnaissance pour l'exercice d'un métier difficile encore trop souvent invisible.
La quasi-totalité de ces hommes et ces femmes occupent en effet depuis plusieurs années un emploi dans le secteur sanitaire ou médico-social. Ce sont les fameux « premiers de corvée » qui travaillent dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées (EHPAD), les maisons d’accueil spécialisée (MAS), les foyers d’accueil médicalisés (FAM) ou encore les « aides à domicile » qui se rendent chez les particuliers au chevet des personnes vulnérables. Presque toujours mal rémunérés alors qu’ils remplissent des missions essentielles au soin, à la santé, sinon à la survie d’autrui, ce personnel est en augmentation constante depuis plusieurs années. Le vieillissement de la population conjugué à l’existence d’une main d’œuvre bon marché représente aujourd’hui une aubaine pour les associations et les agences qui officient dans ce secteur. Bien que le diplôme ne soit pas encore exigé pour exercer ces métiers, ces lauréats ont pressenti qu’il était de plus en plus nécessaire pour garantir leur emploi, obtenir une petite augmentation et peut-être transformer leur contrat en futur CDI.
Animés par des valeurs d’entraide et de solidarité, ces travailleuses et travailleurs n’avaient souvent guère d’autres choix que de se mettre au service des personnes vulnérables. Sans qualification scolaire reconnue, sans les ressources sociales indispensables pour accéder à des métiers moins pénibles, les dispositions et les compétences acquises dans le cadre familial étaient souvent les plus faciles à monnayer sur le marché du travail. Lorsqu'ils ont choisi ces métiers par "vocation", c'est souvent parce que leurs trajectoires ont développé chez eux une empathie pour celles et ceux qui font une expérience intime de l’isolement, de la relégation voire de l’exclusion. Sans doute aussi parce que les épreuves de la maladie, du handicap, de la fin de vie, etc. mettent en jeu un courage quotidien et un combat pour la dignité qui font directement échos à leur propre histoire.
Pour toutes ces raisons, ce petit diplôme vaut beaucoup. Peut-être infiniment plus que n’importe quel titre de grande école.