Des Communards aux Gilets jaunes
Read MoreLes ronds-points sont choisis pour leur emplacement stratégique (visibilité, proximité de péages ou des entrepôts industriels). Si l’ancrage populaire se retrouve à peu près partout, chaque campement a son style, sa culture, son fonctionnement. Certains se limitent à des terre-pleins, une tonnelle et quelques chaises, d’autres ressemblent presque à des villages de vacances. Les caractéristiques de chaque groupe façonnent l’organisation de ces microsociétés. Par endroits, ce sont des ronds-points de « copains » où l’entre-soi est marqué et où l’étranger ose à peine entrer. Ailleurs, ce sont principalement des militants ou des syndiqués, souvent en colère contre la direction de leur organisation, qui tiennent le lieu. Ailleurs encore, ce sont des gens usés par le travail et le chômage, parfois à la limite de la rupture, qui relèvent la tête, fiers de leur première participation à un mouvement social. Presque partout le mélange s’opère. Les « petites différences » qui semblaient insurmontables s’effacent.
Chevrières, Janvier 2019.Situés sur des lieux « neutres », très différents des espaces investis habituellement par les militants, les campements participent aussi à la reconstruction de liens sociaux dans des zones géographiques où ils se sont en partie délités du fait de la fermeture des cafés, de la disparition des petits commerces de proximité, des fêtes de village, etc. Visibles et connus de tous, les campements accueillent souvent des itinérants aux profils variés qui font des haltes pour déposer des produits alimentaires ou du matériel destiné à améliorer le confort du rond-point. Leur passage contribue au caractère transgénérationnel, transclasse et transpolitique du mouvement. Avec les automobilistes qui klaxonnent en signe de solidarité, ces visites permettent aussi aux Gilets jaunes de se rattacher à une longue histoire de la solidarité et d’entretenir leur détermination.
Bois de Lihus, Janvier 2019.Pour celles et ceux qui sont invisibles dans l’espace public, pris dans des processus de rupture progressive des liens sociaux ou faisant l’expérience régulière du mépris, la sociabilité des ronds-points offre un espace de revalorisation symbolique, un endroit où l’on retrouve une reconnaissance et des raisons d’être. La possibilité de s’impliquer selon ses compétences, ses motivations, ses contraintes explique aussi l’ancrage populaire du mouvement. À travers la construction des cabanes et les nécessaires tâches d’intendance, l’intérêt pour la « pratique » ou le « concret », habituellement peu valorisé dans les cercles militants, peut ici s’exprimer et être reconnu. À ceux qui sont les moins à l’aise avec la parole publique, le mouvement offre ainsi une place, une utilité. Il autorise presque tout le monde à y participer.
Bois de Lihus, Janvier 2019.Le mouvement s’organise de deux façons. Par le biais des réseaux sociaux qui permettent de rassembler, de s’organiser et d’échanger sans passer par une organisation préexistante. Par l’intermédiaire du rond-point, point de rencontre physique où s’exercent la souveraineté du groupe, la fraternité entre ses membres, la solidarité de la population qui apporte son soutien moral. À Chevrières, c’est, paradoxalement, au plus froid de l’hiver, lorsque les conditions climatiques ont été les plus rudes, que la sociabilité a été la plus intense. Plusieurs fois par semaine, les Gilets jaunes se retrouvent autour du brasero. Ces réunions permettent d’éprouver cette « fraternité retrouvée » souvent soulignée. Elles offrent à certains un refuge où trouver une nouvelle famille. Pour d’autres, surtout, elles réactivent des raisons d’espérer et de construire ensemble.
Chevrières, Décembre 2018.35 ans, d’origine polonaise, Elodie a arrêté ses études à 18 ans dans la foulée de l’obtention d’un bac pro. Après avoir été fleuriste, assistante maternelle, secrétaire, agent de contrôle qualité dans l’automobile, elle travaille aujourd’hui dans une entreprise de transport logistique. Séparée, elle élève seule ses trois enfants et sa nièce de 16 ans dans un HLM de la région. Sa vie est rythmée par ses enfants : « Levée à 5 h pour gérer ma maison et couchée après 23 h une fois tout préparé pour le lendemain et ainsi de suite ». Du mouvement des Gilets jaunes, elle attend une vie meilleure pour elle et pour sa famille : « Ce combat, c’est surtout pour mes enfants, je ne leur souhaite pas ma vie à calculer au centime près. […] Si on peut gagner 3 euros par-ci par-là en économisant sur la TVA, le gaz, l’électricité, l’eau, la nourriture, c’est toujours ça pour se faire plaisir ou faire plaisir à nos enfants.»
Senlis, Décembre 2018.Alors qu’un ensemble de logiques tiennent les citoyens à distance du jeu politique, les réunions des Gilets jaunes sont aussi un espace de politisation accélérée des classes populaires. Chez certains, le sentiment d’incompétence politique lié à la faiblesse de leurs ressources scolaires ou linguistiques se dissipe en participant à des discussions animées sur leurs conditions de vie, le recul des services publics ou encore le train de vie des élus. Sur le rond-point de Chevrières qui regroupe surtout des primo-manifestants et des salariés qui n’ont pas les moyens de se mettre en grève (budget familial trop contraint, statut précaire et crainte du chômage, absence de collectif dans l’entreprise pour porter une revendication auprès de leur patron, etc.), ces réunions font naître également quelque chose de neuf : le sentiment d’une force collective.
Chevrières, Décembre 2018.Le privilège accordé au local plutôt qu’au national, à la parole plutôt qu’à l’écrit, au vote à main levée plutôt qu’au secret de l’isoloir ou aux actions pratiques résolvant les problèmes de la vie quotidienne plutôt qu’aux débats idéologiques sont des caractéristiques du mouvement. Ces préférences renvoient aux compétences des classes populaires et traduisent leur aspiration à des formes de démocratie directe. Elles étaient déjà celles des Sans-culottes de 1792, des citoyens combattants de février 1848, ou des communards de 1871.
Bois de Lihus, Avril 2019.Les très nombreuses festivités organisées sur les ronds-points (Réveillon du jour de l’an, anniversaires, « barbecues solidaires », projections de film, concerts, etc.) permettent à la fois d’apaiser les tensions, de souder le collectif, de construire une mémoire commune ou encore d’offrir aux plus précaires des occasions de sociabilité non marchande. A côté d’un ensemble de rituels (comme l’usage des surnoms, la confection et la distribution de porte-clés « Gilets jaunes », la mobilisation ou le détournement de chansons, etc.), ces événements permettent au mouvement d’affirmer son intégration. Par la fête, le groupe ranime périodiquement le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité.
Chevrières, Décembre 2018.
Bois de Lihus, Juin 2019.A l’instar des communards de 1871, les Gilets jaunes sont parvenus à mobiliser par-delà les frontières de classes, de secteurs, de métiers, d’orientations politiques, en intégrant notamment une partie des déclassés et des moins intégrés à la société (sans emplois, travailleurs précaires, handicapés, etc.). En parvenant à abolir temporairement les fausses oppositions entre petit indépendant et salariat subalterne, monde du public et monde du privé, travailleurs précaires et bénéficiaires d’allocations de misère, les « Gilets jaunes » ont rappelé que les grandes révoltes dépendent au moins autant de la reconstitution de liens sociaux à l’échelle d’un territoire et de la proximité des « styles de vie », que de la diffusion d’une théorie de la lutte des classes ou du travail de mobilisation des organisations syndicales et politiques.
Compiègne, Février 2019.Outre le gilet fluorescent qui a permis de créer un lien entre automobilistes et avec des pans entiers du monde ouvrier, les Gilets jaunes ont su mobiliser un ensemble de symboles en mesure de fédérer au delà des clivages partisans. La Marseillaise, les bonnets phrygiens, les cahiers de doléances réactivent l’imaginaire de la Révolution française. Les drapeaux tricolores et régionaux qui rappelent au gouvernement que son pouvoir n’est rien sans le consentement du peuple permettent de neutraliser les différences, de symboliser son unité. Ils permettent à tout un chacun de se rattacher à une histoire collective, de s’identifier à un « nous » valorisé et valorisant, en particulier pour celles et ceux qui ne disposent guère d’autre formes d’intégration et de reconnaissance que le sentiment d’appartenance nationale.
Péage de Chamant, Senlis, Juin 2019.La forte présence des femmes parmi les Gilets jaunes (et en particulier des mères célibataires) rappelle leur rôle central dans la plupart des grands soulèvement populaires. Chargées de la gestion du budget familial dans les milieux modestes, les femmes sont souvent les premières confrontées aux fluctuations des ressources qui permettent ou non de « s’en sortir ». Plus souvent touchées par la pauvreté et la précarité de l’emploi, elles sont aussi tendanciellement plus sensibles aux mobilisations les moins idéologiques qui touchent directement aux conditions d’existence. Dans l’Oise comme à Paris, il n’est pas rare de les voir protester coude à coude, parfois en première ligne, pour apaiser les tensions entre manifestants et forces de l’ordre. L’accent mis sur « la famille », si importante dans les discours des Gilets jaunes et si nécessaire pour souder les collectifs sur les ronds-points, doit sans doute aussi beaucoup à leur présence.
Dans la seconde moitié du 19e siècle, l’importance du mouvement ouvrier inscrit la grève dans le répertoire des formes de protestation légitime. La manifestation devient son corollaire et prend alors sa forme moderne. Les Gilets jaunes l’ont réinterprétée à leur façon : des parcours tenus secrets et souvent non négociés avec les autorités, des cibles symboliques multiples, une absence d’ordonnancement, un rythme de progression rapide, un temps de défilé élastique, des revendications en apparence invisibles… Ces innovations donnent au mouvement un air de révolte profane. Elles rappellent surtout que la rue est l’espace de prédilection des « sans voix ». Pour celles et ceux qui sont dépossédés de toute participation réelle aux décisions politiques, elle reste le principal moyen se faire entendre.
Beauvais, Janvier 2019.Loin du défilé traditionnel des syndicats, les Gilets jaunes ont renouvelé le « répertoire » des actions collectives : blocage de sites industriels ou des centres commerciaux, opérations escargot ou péages gratuits, occupation d’hippodromes… Les Gilets jaunes s’invitent aussi dans les mairies et les permanences des députés de la majorité. Certains murent des centres des impôts et des sous-préfectures, d’autres bâchent des radars automatiques, des horodateurs et des pompes à essence. Parce que la plupart d’entre eux n’ont pas les moyens de se mettre en grève, ils inventent de nouveaux modes d’action susceptibles d’intégrer le plus grand nombre. Associés à des revendications non catégorielles, qui permettent à nombre de gens de se reconnaître et de vivre le mouvement par procuration, ces modes d’action ont contribué à sa puissance et à son caractère subversif.
Dans l’Oise, comme dans d’autres régions, on ne compte plus les initiatives écologiques, sociales ou citoyennes dans lesquelles des hommes et des femmes se sont engagés à travers le mouvement des Gilets jaunes : création de coopératives pour venir en aide aux paysans, brocantes solidaires, fêtes de l’Échange, nettoyage des forêts, pêche à l’aimant pour assainir les cours d’eaux, etc. Parce que ce mouvement est porteur d’une critique générale du système économique et politique, il prend des formes variées et s’institutionnalise au fil des mois. À Beauvais, une ville marquée par le chômage et la pauvreté, des Gilets jaunes se mobilisent pour porter secours aux plus faibles. Après leur travail, ils organisent des maraudes remédiant ainsi aux défaillances des services sociaux souvent sous-dotés et débordés. Un rapport pragmatique à la politique qui répond à l’urgence et à la nécessité.
Beauvais , Juin 2019.Face à l’insensibilité générique des médias aux mouvements sociaux et à la concurrence qu’exercent les scènes de violence dans les manifestations (les plus susceptibles d’accroître l’audimat), les manifestants recherchent de plus en plus souvent des objectifs symboliques capables d’augmenter leur visibilité. Pour les Gilets jaunes de l’Oise qui occupent ici l’hippodrome de Chantilly, l’objectif est double : d’une part, s’immiscer dans ce « monde des riches » symbolisé par les grandes courses hippiques et, d’autre part, occuper le terrain le plus longtemps possible afin de retarder le début des courses et passer en direct à la télévision.
Hippodrome de Chantilly, Janvier 2019.En France, rares sont les mouvements sociaux s’invitant dans les « beaux quartiers » et prenant directement pour cible le Président de la République. Au-delà des inégalités structurelles qui traversent la société, c’est aussi le sentiment d'humiliation face à certaines phrases du Président qui a mis le feu aux poudres. "Les gens qui ne sont rien", les "fainéants", les "illettrés", autant de fautes de communication vécues comme des marques de mépris qui ont préparé la colère des Gilets jaunes. En allant chercher Macron « chez lui », les manifestants ont replacé la question sociale au cœur du jeu politique. En occupant les espaces qui symbolisent la souveraineté nationale, ils ont fait comme si ce monde leur appartenait encore, comme si l’histoire de France était aussi la leur. En faisant la démonstration de leur colère dans les quartiers qui concentrent toutes les richesses, ils ont rappelé leur existence aux pouvoirs de toute sorte.
Paris, 8ème arrondissement, Décembre 2018.La tentative de blocage du marché international de Rungis (un des poumons de l’économie européenne) entend mettre la pression au gouvernement. Pendant une dizaine de jours, des chauffeurs de VTC tiendront mais se contenteront d’un filtrage, faute de forces militantes pour amplifier l’action. Pour ces manifestants, le mythe néolibéral du petit entrepreneur capable de s’enrichir grâce à son travail et son sens de l’initiative se heurte à la réalité : conditions de travail déplorables, horaires impossibles pour des revenus dérisoires, absence de protection sociale et de congés payés… La faible régulation du secteur aboutit à une auto-exploitation sans limite. Plus que le prix de l’essence, ce qui est en jeu pour ces Gilets jaunes, c’est le rapport à la mobilité sociale et à l’avenir : les sacrifices consentis au quotidien ne se soldent pas par une ascension sociale.
Filtrage du MIN de Rungis, Décembre 2018.« Plus de fermeté » et plus de « contacts avec les manifestants », telles sont les grandes lignes de la politique française en matière de maintien de l’ordre, depuis le milieu des années 2000. Alors qu'en Europe, la doctrine générale est celle de la désescalade de la violence, on assiste depuis le début du mouvement des Gilets jaune à une répression policière inédite souvent spectaculaire et brutale. Dans les grandes villes, en particulier, la surenchère répressive du gouvernement réussit à sensibiliser des Gilets jaunes des zones rurales aux violences policières. Alors qu’ils sont souvent « primo manifestants » et qu’une grande partie d’entre eux condamnent les violences sur les personnes et les biens, l’action des policiers suscite incompréhension, indignation, appréhension et, dans certains cas, elle nourrit l’hostilité à l’égard des forces de l’ordre.
Paris, Février 2019.La répression des Gilets jaunes a été systématique, méthodique, déterminée : destructions des ronds-points à coup de pelleteuse dès le mois de décembre 2018, interventions de la BAC et de brigades spéciales qui évoluent en moto en plein cœur des manifestations, utilisation de matériel considéré comme des armes de guerre, violences policières arbitraires sur des manifestants pacifiques, etc. Cet usage disproportionné de la force sera condamné à plusieurs reprises par le défenseur des droits, plusieurs ONG et même le Conseil de l’Europe. Ce choix de la violence remplira néanmoins sa fonction élémentaire : celle de terroriser la population pour la dissuader de rejoindre le mouvement. Il rappelle aussi en creux l’inefficacité des actions de type émeutières côté manifestants. Sans commandement, sans plan, sans moyens humains et matériels, la stratégie insurrectionnelle ne peut guère faire le poids face à la puissance de feu dont disposent les forces de l’ordre.
Au 4 février 2019, la répression policière a déjà fait 1 mort, 2060 blessés dont 69 en urgence absolue, 283 blessés à la tête, 24 personnes éborgnées et 5 dont la main a été arrachée. Ce maintien de l’ordre ne se réduit pas à l’action des policiers. Il se double d’une violence symbolique dans les médias dominants où les éditorialistes, les ministres et les gens de bien multiplient insultes et calomnies. Enfin, il se poursuit devant les tribunaux, les Gilets jaunes faisant l’objet d’un nombre inédit d’arrestations préventives, d’assignations à résidence, de comparutions immédiates et de procès. À la militarisation du maintien de l’ordre correspond sa judiciarisation : à la peur d’être blessé s’ajoute celle d’être condamné pour avoir exercé ses droits.
Première « marche blanche » contre les violences policières, Paris, Février 2019.Bien que sans avancées politiques et sociales significatives, le soulèvement des Gilets Jaunes n’est pourtant pas un simple échec. Outre les idéaux qu’il porte et qui suivent leur chemin, le plus grand acquis de cette révolte aura sans doute été d’avoir posé en acte son existence. En parvenant à mobiliser au-delà des cercles militants, elle a su redonner une fierté, une dignité, à tous ceux que la misère et les difficultés quotidiennes renvoient à l’oubli et à la honte de soi. En arrachant les pauvres et les classes populaires aux divisions plus ou moins factices et à l'invisibilité, c'est à dire à l'isolement, au silence, à l’inexistence, elle les a partiellement libérés de leur sentiment d’impuissance.
Compiègne, Mars 2019.